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Photographie
Robert Adams
La mesure du monde
Exposition Robert Adams – On the Edge, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, du 16 novembre 2007 au 27 janvier 2008.
Of any thing the image tell me that
Hath kept with thy remembrance.
William Shakespeare,
La Tempête, acte I, scène 2.
Qu’est-ce qui pousse un homme à se tenir à la frontière de trois territoires, sur le bord d’un fleuve, à l’endroit où il se jette dans la mer, face à l’océan, tournant le dos à la terre ?
Robert Adams est l’arpenteur tenace de nos désastres à venir. Ses images sont discrètes pour ceux qui ne veulent pas voir, ses mots sont violents pour ceux qui ne veulent pas entendre. Robert Adams est bien l’homme dont parlait le rhéteur Démétrios de Phalère dans son traité Du Style : « Il y a des manières véhémentes par elles-mêmes, si bien que ceux qui les traitent semblent véhéments, même s’il s’expriment sans véhémence » [1]. Robert Adams photographie inlassablement les blessures que nous infligeons à la Terre, avec, comme il le dit lui-même, la volonté de ne pas « esthétiser le carnage » [2]. Cette prise de position est double. Formellement, il va à l’encontre de ce que nous pouvons voir actuellement : pas de grands formats et pas de couleur. Sur le fond, son propos récurrent est d’affirmer la vie sans mentir à son sujet [3]. Pour ce faire l’illusion est nécessaire. Si le but de l’art doit être atteint, seules les photographies qui ont l’air d’avoir été réalisées facilement peuvent suggérer de manière convaincante que la Beauté est un lieu-commun [4]. C’est ce que disait Denys d’Halicarnasse à propos du logographe Lysias : "L’a-poétique chez lui est le fruit du travail, le délié est soigneusement lié ; c’est dans l’apparence même d’une mise en œuvre dénuée de virtuosité que réside la virtuosité" [5]. Ainsi le disait Aristote : "le travail de style doit rester caché (...) l’art se dérobe bien si l’on compose son style de mots choisis dans le vocabulaire naturel" [6]. Robert Adams dissimule sa maîtrise pour mieux affirmer son art, sans effets de manche, sans grandiloquence, avec seulement justesse et humilité.
C’était à la fin des années 1980, je me souviens d’une grande rétrospective célébrant les 150 ans de la Photographie, c’est là que j’y ai vu, entre autres chefs-d’œuvres, mon premier tirage original de Robert Adams, un "petit" contact 8x10 pouces, extrait de la série Los Angeles Spring. Une image à pleurer, qui parle d’un homme découvrant des vestiges de paradis qui jamais ne reviendront : un bosquet de kumquats, le trésor de femme d’une ferme abandonnée, au bord d’une autoroute. "Tout pronostic quant à leur survie n’était pas raisonnable. Il était en fait difficile de penser dans le vacarme du traffic. Ils ne devaient pas survivre, et pourtant, ils s’étaient couverts de fruits d’or, comme dans le plus romantique scénario. Ils n’auraient pas dû être encore là, et pourtant ils étaient bien réels". [7]
Les arbres sont perdus, ou condamnés à mort. Lieux de visions sont leurs ombres, et elles vont disparaître. Ils sont des arbres à rêves dit-il, pour reprendre une ancienne expression des indiens Lakota. [8]
Véhémentes sont les choses que voit Robert Adams, cependant, il est l’un des rares photographes pour qui la beauté est la préoccupation. Ses images sont implacables, son discours est extrême dans son urgence : "Il n’y a aucune évidence que les paysages puissent être restaurés dans un temps humain" affirme-t-il [9]. Or, quand il constate que "notre découragement en présence de la Beauté résulte certainement de la manière diront nous avons saccagé notre pays" [10], il se détermine néanmoins de manière optimiste. Depuis longtemps il rend compte, depuis longtemps il espère malgré tout, comme en témoigne la discrète didascalie de son livre From the Missouri West, empruntée à Loren Eiseley : "Nothing is lost but it can never be again as it was" [11].
Alors maintenant pouvons-nous mieux cerner la question que se pose – nous pose – Robert Adams, et qui se trouve dans Listening to The River : "Nous nous demandons si nous avons le droit, dans notre paysage défiguré de nous réjouir de belles exceptions comme de vieux arbres ou de ciel non pollués" [12]. Le but de l’art pour lui est une tentative de tendre vers la beauté. Et pour ce faire, il lui faut d’abord décrire le monde. Tout d’abord, un photographe ne peut décrire un monde meilleur qu’en voyant mieux le monde comme il est . Ensuite, il professe que le but de l’art n’a jamais été de créer quelque chose qui soit synonyme de la vie, mais plutôt de créer quelque chose de moins complexe, qui soit analogue à la vie et puisse donc la clarifier [13].
Pour respirer, un homme se place face à l’océan. Il nous dit que le fleuve Columbia y déverse des dioxynes et des radionucléides [14], mais l’océan est pour lui la métaphore du calme de l’éternité. Il se tient immobile - son petit chien blanc, Sally, vaque autour de lui - et pense aux petites choses. Il regarde la lumière. Il écoute le vacarme. Là même, au loin, nous percevons des containers, des super-tankers, des grues, des usines... Il pense à un temps de soleil et de silence, aux étendues de prairies où il faut marcher avec prudence pour ne pas écraser le nid des oiseaux [15]. Il pense aux recoins de son jardin, le royaume de Sally : "Nous commençons à deviner que nous avons besoin d’une mesure du monde différente, une mesure qui reconnaît l’importance des petites vies et des havres modestes" [16].
Arthur Kopel
[1] Demetrios, Du Style, p. 68, Belles Lettres, Paris, 1994.
[2] Robert Adams, En Longeant quelques rivières, p. 79, Actes Sud & la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Arles, 2007.
[3] Robert Adams, Why People photograph, p. 9, Aperture, New York, 1996.
[4] Robert Adams, Beauty in Photography, p. 30 Aperture, New York, 1996.
[5] Denys d’Halicarnasse, De l’Imitation, p. 29, Belles Lettres, Paris, 1992.
[6] Aristote, Rhétorique, Livre III 1404b, p. 42, Belles Lettres, Paris, 1973.
[7] Robert Adams, Los Angeles Spring, n.p., Aperture, New York, 1986.
[8] Robert Adams, Cottonwoods, p.11, Smithsonian Institution Press, Washington, 1994.
[9] Robert Adams, West from Columbia, n. p., Aperture, New York, 1995.
[10] Robert Adams, Essai sur le Beau en Photographie, p.32, Fanlac, Périgueux, 2007.
[11] Robert Adams, From the Missouri West, Aperture, New York, 1980
[12] Robert Adams, Listening to the River, p. 7, Aperture, New York, 1994
[13] Robert Adams, Essai sur le Beau en Photographie, op. cit. p. 45 et 89.
[14] Robert Adams, West from Columbia, op. cit.
[15] Robert Adams, Perfect Times, perfect places, Aperture, New York, 1988.
[16] Robert Adams, I Hear the leaves and love the light, Nazraeli Press, Tucson, 1999.