Accueil > Regards > Abelardo Morell
Photographie
Abelardo Morell
Pictures in Pictures
Pictures in Pictures. Exposition à la Bonni Benrubi Gallery à New York, du 25 septembre au 6 décembre 2008.
Abou Ali al Hasan ibn al Haytam est connu en Orient sous le nom de Al Haytam et en Occident sous le nom de Alhazen. C’est à cet homme, mort au Caire en 1031, que nous devons le fameux Kitâb al-Manâzir, le Traité d’optique. Il est le premier à avoir dessiné l’anatomie de l’œil, à avoir fait des recherches sur la couleur, sur la concentration des rayons lumineux, et surtout pour ce qui nous concerne à avoir fait la première description de la camera obscura, même si Aristote avait déjà noté le phénomène. Au XIIe siècle, il était traduit en latin, mais c’est l’Opticae Thesaurus publié à Bâle par Frédérick Risner en 1572 qui lui conféra la renommée.
Nous sommes en 1991, Abelardo Morell enseigne la photographie depuis des années au Massachussets College of Art. Il fait travailler ses élèves sur les premiers principes de l’optique en transformant la salle de classe en une gigantesque chambre obscure, colmatant les fenêtres de la pièce avec de grands sacs plastique noirs et perçant un trou. Cet été là, il décide de photographier le phénomène qu’il a si souvent montré à ses étudiants. Après huit heures de pose avec sa chambre photographique il obtient une image. C’est là, dit-il, qu’il a touché quelque chose de très important : le principe de base de la photographie pouvait être quelque chose de puissant et d’étrange [1].
Dans un sens, photographier a été mon moyen de penser, disposant ensemble celles qui me venaient, dans une étendue, assez pour que l’image pose des questions, des questions philosophiques à propos du monde [2].
Abelardo Morell inaugure un nouvel âge pariétal où les cavernes ne sont plus que nos intérieurs désertés, que seule hante l’image inversée de points de vue remarquables. Dans cette descente dans la caverne, il tente de se réapproprier l’acte fondateur de la création de l’image.
Nous sommes tentés de nous asseoir dans les fauteuils vides de ces photographies, pensant avoir le privilège de contempler ces vues alors que nous ne verrions qu’un faisceau de lumière braqué sur nous, et que nous tournerions le dos à l’image. Ainsi seule notre notre incapacité ou notre infirmité à voir est démontrée. Notre intimité fait écran à l’extimité, elle est vide d’êtres et seul le dehors la peuple, d’une image.
Ce qui advient ici me fait penser aux échéia, ces vases de bronze des théâtres grecs que décrit Vitruve. Leur agencement fait que la voix de l’acteur, rencontrant les résonances aux emplacements des vases lorsqu’elle les aura heurtés, parvienne aux oreilles du spectateur, plus claire, après avoir été amplifiée [3]. Les chambres noires d’Abelardo Morell ne sont que des chambres de résonances de l’image, où l’apparition de la couleur résonne derrière nos paupières. Le jet du monde se déverse sur l’intimité, et dans cet impact, ni l’un ni l’autre ne sont séparément lisibles. Là s’hallucine le monde.
Le réel a-t-il cesser d’exister si personne ne peut le voir, s’il n’y a personne pour le voir ? En fixant sur la photographie, dans le redoublement de la projection de l’image, avec une chambre photographique à l’intérieur de la chambre noire, Abelardo Morell revient encore aux sources. Après l’exploration de l’origine de l’image physique, il approche l’illusion du nouveau-né, instauratrice de sa future relation au monde, explorée par Donald Woods Winnicott : un bébé grandit pour dire : "je sais qu’il n’y a pas de contact entre la réalité extérieure et moi-même, simplement une illusion de contact, un phénomène intermédiaire" [4]. C’est ce phénomène qu’explorent ces photographies d’Abelardo Morell.
Arthur Kopel
Visitez également le site officiel de l’artiste Abelardo Morell :
www.abelardomorell.net
[1] Abelardo Morell, A Camera in a room, p. 8, Smithsonian Institution Press, Washington, 1995.
[2] Abelardo Morell, Entretien avec Robert Birnbaum, in www.identitytheory.com, janvier 2003.
[3] Vitruve, De l’architecture, Livre I-9, p. 9, Belles Lettres, Paris, 1990.
[4] D.W. Winnicott, La Nature humaine, p.150, Gallimard, Paris, 1990