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Art – Photographie
Laurent Millet
L’emphase du diaphane
ArtKopel vous présente le quatrième "livre-exposition" avec des photographies de Laurent Millet réalisé le 22 mai 2008.
Consultez également notre entretien avec le photographe réalisé le 22 mai 2008 : entretien avec Laurent Millet
Au XVIIIe siècle, les voyageurs se promenaient avec un curieux objet dans la poche. Il s’appelait le miroir noir, ou encore le miroir de Claude. C’était un miroir légèrement convexe dont la largeur variait souvent de 10 à 20 centimètres. Il était enchâssé dans un boîtier de bois qui s’ouvrait comme un livre.
L’argent du tain avait fait place à un fond noir. Les peintres s’en servaient pour contempler un paysage avec des couleurs altérées, et plutôt réduites à une échelle de valeurs de gris. Sa petite taille faisait également qu’on ne distinguait pas les petits détails du paysage, contrairement au miroir classique dont « le tain blanc occasionne la confusion dans la représentation » [1]. Montany cherchait même à détruire toute couleur dans le verre en y produisant le noir transparent. [2]. Ainsi les voyageurs l’utilisaient-ils pour regarder un paysage comme s’il s’agissait d’un tableau de Claude Lorrain, d’où il tire son nom. Pour admirer un paysage, ils le regardaient en lui tournant le dos, comme dans un rétroviseur.
Déjà Pline l’Ancien parlait d’un miroir d’obsidienne pro imagine umbras reddente, qui ne rend en guise d’image que des ombres [3]. Mais son ancêtre le plus direct se trouve dans la Grèce ancienne. C’est au Ve siècle qu’apparurent les miroirs à boîtier. Les Grecs ne connaissaient alors que le miroir à main et celui à support. Le miroir à boîtier est constitué d’une boîte ronde, dans laquelle est enchâssé un disque de bronze poli. Il va de soi que la qualité de l’image ainsi formée n’avait rien de comparable avec celle de nos miroirs modernes. Dans le miroir de bronze, on voit mal. Françoise Frontisi-Ducroux relève que le miroir « enclos dans son boîtier peut être mis en relation avec le terme enoptron, qui suggère une image logée, sinon enfermée dans le miroir » [4]. Curieusement, ce terme correspond exactement aux daguerréotypes des origines de la photographie. L’apparition d’une image sur une surface réfléchissante se nommait em-phasis, l’emphase, qui dans son premier sens disait l’action d’apparaître dans une chose, et exprima par la suite le reflet.
Quelque chose comme un trouble me saisit à la vue des photographies de Laurent Millet. J’ai bien l’intuition de l’eau, de la neige, mais je ne vois pas leur matérialité. Il y a du ciel aussi, mais ce n’est pas le ciel. Au centre, se trouve un objet que je ne peux nommer et dont je ne peux taire la tentative de la parole. Alors je regarde. « On est ce qu’on regarde » disait Laurent Millet. Ses photographies appartiennent à l’ordre du symptôme, de quelque chose qui apparaît, qui fait signe, et qu’on ne comprends pas [5]. Dans l’image il n’y a pas de rive, ou alors si lointaine que je ne peux traverser seul. J’attends Charon, le nocher, le passeur d’ombres, fils d’Erèbe et de la Nuit.
Laurent Millet est un skiagraphe, celui qui écrit les ombres, il construit le fragile, sur les bords d’un marais ou d’un fleuve non loin de son embouchure. Il se met à distance dans/de la fragilité comme pour mieux la scruter. De cette mise à distance naît une déchirure, un pli dans l’apparaître, qu’on ne peut nommer avec précision. Il écrit l’ombre du temps dans l’évanescence des marées et de leur cycle, l’ombre des objets qu’il voue à la destruction et dont la trace d’ombre atteint une feuille de papier, en laissant vierge l’ombre de l’ombre dans le blanc des fibres, comme une apophase du réel. Il photographie le tain oxydé du temps où le noir est une présence advenue.
Dans son traité De l’âme, Aristote construit une fiction impossible : le diaphane, sorte de lieu sans espace, « épaisseur accueillante du visible » [6]. Le diaphane n’est pas visible, il est sans corps ; présent dans l’air ou dans l’eau, il n’est pas l’air, ni l’eau. Il est ce qui porte l’image de ce que je vois vers moi, il est ce qui porte mon regard vers la chose que je regarde : une fiction de l’intervalle. Sa limite est la couleur [7]. Par la lumière, la couleur de l’objet devient couleur d’emprunt du diaphane, lieu de passage, lieu traversé de la manifestation de l’apparence.
Le nuage dans la boîte n’est pas dans la boîte, la boîte n’est pas dans la chambre obscure de l’appareil photographique, pas plus que dans l’image. Diaphane est la boîte qui capture le nuage, diaphane est le papier-négatif qui laisse les empreintes mêlées du ciel et des fibres du papier. Laurent Millet ne cherche pas la pure représentation d’une chose, il ne cherche que l’impossible saisie, dans la boîte et dans l’image, du diaphane. Il se propose de prendre cette déchirure dans le visible pour faire disparaître l’intervalle dans l’apparition et ne garder que la présence pure, la parousie, l’advenue de la présence dans le symptôme, dans la rencontre de la vue et du visible. Pour cela, ces images ne sont pas lucides, elles appartiennent à l’ordre de l’apparition de l’ombre sans laquelle le chant des choses n’est pas audible. En Extrême-Orient, on capture des grillons que l’on met dans de toutes petites cages. Quand vient la nuit, leur chant se lève.
Reconstruire un monde avec les matériaux mêmes du monde pour enfin rendre le monde. En ce sens les images de Laurent Millet sont un chaos, la béance d’un gouffre, une ouverture d’ombre qui existait avant l’origine des choses. Reste à savoir si nous construisons des fictions en place du monde, comme un refus, ou si nous les échafaudons pour mieux le comprendre.
Au bord de la mer, tout au bord, les enfants construisent des châteaux de sable non pas pour eux-mêmes, mais pour être fascinés par l’instant de leur disparition. Le vrai instant nous le connaissons tous, il est celui où l’on clôt les paupières des morts, parce que c’est bien nous qui disparaissons de leurs yeux. Notre être semble alors comme aspiré par les Ombres et nous devons reconstruire la fragilité de ce que nous sommes comme présence.
Arthur Kopel
Vous pouvez voir d’autres photographies de Laurent Millet sur son site personnel : www.laurent-millet.com
[1] Didier d’Arçais de Montany, Traité des couleurs pour la peinture en émail et sur la porcelaine ; Précédé de l’Art de peindre sur l’émail, et suivi de plusieurs Mémoires sur différents sujets intéressants tel que le travail de la porcelaine, l’Art du Stuccateur, la manière d’exécuter les Camées & les autres Pierres figurées, le moyen de perfectionner la composition du verre blanc et le travail des Glaces, etc., G. Cavelier, Paris, 1765. in Arnaud Maillet, Le Miroir noir, enquête sur le côté obscur du reflet, p. 34, Kargo, Paris, 2005.
[2] Ibid.
[3] Pline, Histoires Naturelles, XXXVI - 196, p. 117, Belles lettres, Paris, 1981.
[4] Françoise Frontisi-Ducroux, L’Oeil dans le miroir, p. 77, Odile Jacob, Paris,1997.
[5] Jacques Lacan, Le Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 52, Seuil, paris, 2006.
[6] Cf. Anca Vasiliu, Du diaphane, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997.
[7] Aristote, Petit traité d’histoire naturelle, De la Sensation et du sensible, p. 28, Belles Lettres, paris, 1953.