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Entretien – Théâtre
Dorian Rossel
Quartier Lointain
Entretien avec le metteur en scène et comédien suisse Dorian Rossel à l’occasion de la représentation de Quartier Lointain au Lieu Unique à Nantes, préparé et réalisé par Karen Lavot-Bouscarle, le 16 novembre 2011.
Au retour d’un voyage d’affaire, un homme, au seuil de la cinquantaine, fait un détour par sa ville natale. Il est alors projeté dans le passé où il revit l’année de ses quatorze ans dans son corps d’enfant mais avec sa conscience d’adulte. C’est l’occasion pour lui de délier un drame familial et de tenter de comprendre la disparition mystérieuse de son père survenue cette même année.
Dans une invitation à la rêverie, Quartier Lointain aborde le thème fantastique du voyage dans le temps, et fait surgir les interactions sensibles entre les événements passés et la vie présente. Inspiré par cette odyssée initiatique, Dorian Rossel adapte librement le récit de Taniguchi.
Karen Lavot-Bouscarle — Qu’est-ce qui vous a attiré le plus dans l’œuvre de Taniguchi, et qui a déclenché votre désir de le porter sur les planches ?
Dorian Rossel — Je ne suis pas le seul à être sensible aux œuvres de Taniguchi, mais avant tout, l’histoire m’a percuté très fort, et j’ai pensé que je n’avais pas souvent vu cette qualité et cette finesse au théâtre. Un projet en amenant toujours un autre, nous venions de monter Libération sexuelle, un spectacle beaucoup plus déconstruit, punk et explosif. Avec ce nouveau projet nous avons alors voulu aller dans une autre direction et raconter une histoire avec un fil assez ténu finalement. Comment dans cette chose extrêmement simple, on essaie d’y mettre le plus de profondeur pour que ça touche à des choses universelles et fortes. Ça ne vient pas d’un coup, on commence à y penser, on réfléchit à comment le faire, et c’est au fur et à mesure que l’on sait si c’est possible ou non, jusqu’au moment où l’on décide de se lancer. Il y a un goût du risque qui parfois est vraiment vital, il faut que les artistes soient dans une prise de risques vis à vis de leur art, qu’ils aillent en terre inconnue. On a dû se remettre en question dans nos savoir-faire car on devait fournir une équivalence visuelle au dessin et explorer les possibles du langage scénique pour essayer de donner cette délicatesse.
K. L.-B. — Vous posez la question de comment Taniguchi réussit, avec une délicatesse et une sobriété infinie, à faire surgir une émotion aussi forte. Comment, avec cette sobriété du décor, cette absence des accessoires représentés et tous ces procédés de décalage, vous y parvenez aussi bien ?
D. R. — Je pense que nous avons dû passer par les mêmes affres que Taniguchi lui-même. J’ai l’impression qu’il a dû revenir cent fois sur l’ouvrage en essayant d’épurer, de revenir, requestionner, redessiner... et nous avons fait pareil. C’est avant tout un travail de longue haleine, très empirique : on essaie les choses et on se demande s’il ne manque pas une dimension, en continuant à ouvrir des portes car quelque chose manque toujours, quelque chose d’inaccessible. L’être humain est complexe, un peu comme une boule à facettes. Une œuvre d’art a aussi beaucoup de portes d’entrée, beaucoup de lectures et de compréhensions possibles, beaucoup de richesses insoupçonnées. Quand on commence à trouver une équivalence scénique à une bande-dessinée comme Quartier Lointain, il y a parfois quelque chose si on a de la chance, mais il manque toujours un, deux, trois, quatre aspects, et lors d’une autre improvisation, un autre aspect apparaît, comme le ludisme, ou une grande simplicité. On se dit alors que c’est proche de Taniguchi, et pourtant, 90 % de l’improvisation est à jeter ; mais c’est l’accumulation de ces 10 % de chaque essai qui nous rapproche de quelque chose d’essentiel et qu’on tente de faire coexister dans une même scène pour que le résultat soit riche à 100 %. Il nous arrive de travailler une semaine sur quelque chose pour finalement voir que c’est une fausse piste ; il faut savoir jeter. Tout cela demande du temps. Le temps est la différence essentielle entre le cinéma et la télévision, et c’est ce que je demande lorsque je fais une création. Les téléfilms sont faits dix fois plus vite que les films, que ce soit au niveau du scénario, du tournage ou du montage, on va toujours aux premières idées, alors que souvent ce ne sont pas les plus pertinentes.
Comment ne pas mettre son ego dans quelque chose ? Le but n’est pas — nous — d’apparaître, mais de faire apparaître ce qu’il y a d’étonnant et de vertigineux dans l’être humain et parfois dans sa nudité. C’est là parfois, quand on rencontre quelqu’un dans un bistrot par exemple, il y a un moment où l’on arrête de vouloir être beau, plus intelligent, plus ceci ou cela... Il y a des moments où l’on est dans des mondanités, dans des choses pré-pensées, pré-mâchées, mais il y a en permanence ces moments de vie qui sont là. Il s’agit de les voir, de dépasser ses envies de gloire, de fanfaronnade et de prendre le risque d’entrer sur scène avec sa nudité. Je crois que quand on aime, ce n’est pas une histoire d’ego et que dans la vie, on perd plus de temps à essayer désespérément d’être aimé, ce qui ne nous rend pas très aimable, alors que parfois tout est déjà là, lorsqu’on arrête la course folle de la performance et qu’on essaie de se rapprocher un peu de soi. Je ne cherche pas à faire de la philosophie de bas étage, mais c’est ce qui m’intéresse dans le rapport avec les comédiens.
Je ne souhaite pas que les spectateurs se perdent dans l’illusion théâtrale mais plutôt qu’ils se retrouvent. La fascination peut rendre aveugle, or je me demande comment être plus conscient, plus présent, dans ce moment partagé qui est une des dernières spécificités du théâtre : quelque chose qui n’est pas pré-enregistré mais qui se vit à un endroit précis, un jour précis, avec une certaine communauté réunie ce jour là. On a beaucoup à apprendre des différents arts et de leurs spécificités, et quand on travaille, on réfléchit beaucoup en termes cinématographiques aussi, on se demande comment un cinéaste traiterait le sujet. D’une certaine manière, nous avons aussi fait l’adaptation cinématographique de Quartier Lointain avant que le film sorte, et nous avions pris de toutes autres options... J’ai été un peu déçu par le film car je m’attendais à être bousculé par des options que je n’avais pas pensées, et j’ai plutôt constaté des options qu’on avait déjà testées et qu’on savait ne pas fonctionner. L’ont-ils fait trop vite ? Ont-ils voulu faire un succès ? Le cinéma raconte parfois mieux les histoires que le théâtre sur certains aspects, mais d’autres ne pourront jamais être captés par le cinéma.
K. L.-B. — Les rôles sont échangés au cours de la pièce, d’entrée un homme joue le rôle d’une mère ou d’un chien, et un quinquagénaire ou tout un groupe, celui d’un enfant de 14 ans... Pourquoi ce choix sur la distribution des rôles, et comment se passe la direction des comédiens ?
D. R. — Rien n’est décidé dans nos têtes avant le début du travail au plateau. Je réunis avant tout des comédiens talentueux qui sont dans une recherche de qualité d’être humain et en paix avec leur névrose ! Quand je les réunis, on ne sait pas qui va jouer quoi, tout le monde essaie tous les rôles. Au fur et à mesure des répétitions, on se rend compte que c’est intéressant que tel corps prenne le rôle d’Hiroshi, et à d’autres moments, tel autre comédien.
Ce prologue que vous évoquez est une manière de dire que tout est possible au théâtre et de tisser un lien de complicité avec l’intelligence des spectateurs. C’est aussi une prise de contact avec le public. Quand on entre dans une pièce, normalement on dit bonjour aux gens qui s’y trouvent, et je me suis demandé pourquoi dans une pièce de théâtre les gens ne nous disaient pas bonjour alors qu’on allait passer une heure trente ensemble. J’aime que les comédiens arrivent d’abord en tant qu’eux-même et disent bonjour ; ce petit clin d’œil est revenu de différentes façons dans plusieurs spectacles... mais je ne sais pas si je le ferai toujours ! J’aime beaucoup cette sensation qu’au théâtre, nous pouvons entrer dans des choses totalement vertigineuses à partir de presque rien. C’est une connivence, on construit un code avec le spectateur : on peut prendre un drap, le mettre en chiffon, le tenir dans ses bras en disant « mon bébé », et ce drap devient un bébé. Si on le jette au sol, c’est comme si on avait jeté un bébé alors qu’on a seulement jeté un drap ! Si on le déchire, c’est comme si on arrachait les membres du bébé, ça peut être extrêmement violent alors que ce n’est qu’un drap. C’est même plus violent que si on essaie de simuler avec une poupée très réaliste et du sang qui gicle, car alors, on voit bien que tout est faux. En allant délibérément dans quelque chose de faux avec l’accord des spectateurs, on peut parfois être dans quelque chose de plus vrai ; l’imaginaire des spectateurs est bien plus fort que notre soucis de réalisme.
Quand tout un groupe joue le rôle d’un personnage, cela renvoie à la dimension du cœur qui est une des origines du théâtre. On nous a beaucoup renvoyé l’aspect bande-dessinée là où ça nous a plutôt replongé dans la Comedia Del Arte. Est-ce la bande-dessinée qui a pris à la Comedia Del Arte ? Un lien très fort nous est apparu entre les deux. J’aime quand des créateurs explorent de nouvelles formes de faire du théâtre, et j’aime encore mieux quand on sent qu’il y a une connaissance et une réflexion sur le théâtre originel.
Le théâtre est d’abord un groupe d’êtres humains qui se mettent ensemble pour raconter une histoire à d’autres, c’est la dimension chorale. Tous ensemble portent l’histoire, plus qu’un personnage ; tous portent cette histoire d’Hiroshi, et quand ils jouent le rôle du chien ou de la grand-mère, ils la lâchent juste pour aller prendre une figure. Nous avons pensé qu’en utilisant cette dimension, nous ne focalisions pas sur un seul corps d’Hiroshi, et qu’ainsi, il ne représentait pas un seul être humain. Tous ceux qui ont lu Quartier Lointain se sont projetés dans le rôle d’Hiroshi et non dans celui de la grand-mère, de la fille ou de la femme... Tous voulaient raconter cette histoire depuis son point de vue !
J’aime rendre compte de la complexité de l’être et de son caractère universel, car toute l’humanité doit se poser la question de savoir s’il est à sa place, s’il n’a pas un doute sur ses certitudes de choix de vie, s’il n’est pas dans une illusion par rapport à l’image qu’il s’est construite de son père, et si l’on est pas tous en train de s’illusionner en permanence sur ce que nous croyons connaître des autres ? Je suis très touché de penser que ce sont parfois les personnes les plus proches de nous, et que nous croyons connaître le mieux, qui nous surprennent le plus. Nous entendons parfois des professeurs dire de nos enfants qu’ils sont comme-ci ou comme-ça, ou quelqu’un dire « Oui, je vois bien comment tu es, toi ! » Nous nous permettons de circonscrire un être humain alors que nous ne sommes même pas capables de faire le tour de nous-même ! La publicité le fait en permanence, elle tente de réduire l’être à quelque chose de matériel alors qu’on sait que nos rêves sont bien plus fous. Toute la publicité vise à dire que ce que vous êtes, c’est un I-Phone, les slogans publicitaires le disent : « J’en ai rêvé, Sony l’a fait », « Ma Corsa, c’est tout moi » et si vous mettez ce parfum, vous serez beau, vous serez telle personne... C’est intégré, on ne le voit plus. Pourtant, il y a dans l’être humain une part bien plus folle, plus vaste, plus vertigineuse et plus incernable, mais c’est difficile d’accepter de ne pas savoir qui est l’autre, de ne pas savoir d’une manière générale...
Soupçons, le projet que nous avons monté d’après The Staircase, la série documentaire de Jean-Xavier de Lestrade, propose une histoire où tout le monde tente de définir un être, mais plus ils essaient et moins nous savons qui il est ; surtout, nous n’acceptons pas de ne pas savoir. C’est très dur d’être devant une énigme et de ne pas pouvoir y mettre de solution, on a toujours besoin de savoir ce qu’il s’est passé. Le fonctionnement du cerveau humain est très intéressant, la façon dont il comble le vide... Jusqu’à quel point nous confrontons-nous à ce vide ?
Le théâtre permet aussi d’arrêter le temps un petit moment, de vivre trente secondes de silence avec 500 personnes, je trouve que c’est un vertige qui fait frissonner.
K. L.-B. — L’humour est important pour traiter un sujet si pesant. De même que les rôles inversés, les décors renversés, scènes vues du dessus, les mimes et bruitages de bouche... autant de représentations décalées qui contribuent à porter la narration sans pour autant tomber dans l’effet. Comment parvenez-vous à cet équilibre avec des moyens aussi surprenants qu’inattendus ?
D. R. — C’est un peu tout l’art du théâtre, comme un équilibriste, si ça bascule d’un côté ou de l’autre c’est foutu. Nous avons eu une représentation à Fribourg, en Suisse, où les gens riaient très fort au début, et nous nous sommes demandés comment nous allions les emmener dans les autres émotions. J’ai eu assez peur au début, et puis ça a fonctionné. Si d’entrée on dit que c’est un drame, alors on est dans le drame et on en sort plus, et si c’est juste un spectacle comique, il manque aussi quelque chose. Nous pouvons comparer ça à la relation entre deux êtres : si ça se passe bien physiquement, avec la possibilité d’une grande sincérité mais qu’il n’y a aucun humour, il manque quelque chose... et si ce n’est que de la franche rigolade, ça ne suffit pas non plus.
L’humour vient tout seul avec les gens avec qui je travaille, mais parfois je demande à ce que ce soit mis de côté car ce n’est pas la première chose recherchée. Ensuite, il faut peut-être regarder ce que l’on a créé avec une distance ludique, et ajouter quelques petites touches. C’est une invitation pour le spectateur à se détendre, car, que se passe-t-il lorsqu’on entre dans une salle de spectacle sans savoir ce que l’on va voir ? Pour ma part, j’ai aussi une appréhension en moi, je ne sais pas ce qu’il va se passer, je me demande s’ils ne vont pas monter sur mes genoux et m’embrasser ! Je ne sais pas ! Nous ne savons pas ce qu’il va se passer au théâtre. Il n’y a pas d’écran, comme au cinéma où il y a cette lumière qui vient de derrière pour se refléter devant nous, où nous sommes protégés. Je demande aux comédiens d’essayer de faire comprendre aux spectateurs que nous ne sommes pas là pour les agresser, mais pour construire avec eux ; un peu comme lorsqu’on est invité quelque part et que l’on tente une blague, on voit si l’on peut rire de quelque chose ou pas. Le théâtre ne vaut la peine que s’il est aussi riche que la vie.
Parfois, des gens me disent que j’ai ajouté de l’humour au livre... Mais quand je l’ai lu, j’ai trouvé qu’il y en avait, et qu’il y avait aussi une distance. Si on sort les violons dès la deuxième page, on ne peut pas tenir jusqu’à la fin, il faut user des violons quand il y en a besoin et « laisser les gondoles à Venise ! » J’adore ce titre de l’adaptation de Lorenzaccio par Sophie Perez.
K. L.-B. — Le mouvement des personnages est très chorégraphique, avec un rythme parfois ininterrompu qui fait que lorsqu’un silence ou un arrêt sur image arrive, il est encore plus puissant : une suspension à couper le souffle. Puis le rythme repart, et on peut alors reprendre notre respiration. C’est tout un travail avec le temps, le rythme et l’émotion. Quelle est cette dimension rythmique et chorégraphique de votre mise en scène ?
D. R. — On a beaucoup à apprendre des autres arts, et pour ma part, j’ai été nourri par des chorégraphes, des plasticiens, des musiciens. Il faut que ça nourrisse l’oreille, l’œil, le cœur, qu’il y ait un plaisir direct. Cela permet aussi de faire passer certains aspects qui ne passent pas à travers les mots. Nous avons pris conscience que s’il n’y avait que les mots, il n’y aurait pas grand chose... La danse a fait évoluer les arts scéniques parfois plus que le visionnage d’une pièce de tel metteur en scène qui nous parle de la solitude d’Arpagon et nous donne sa lecture de Molière ou de Shakespeare. Le chorégraphe Jérôme Bel est pour moi un vrai écrivain de théâtre. Il n’utilise pas forcément les mots, mais il questionne le rapport entre la scène et la salle. Je trouve aussi que Pina Bausch est une des plus grandes auteures de théâtre, parce qu’elle a réussi à établir un lien de communication très fort... Il y a tout un pan du théâtre français très intelligent qui nourrit le cerveau, qui descend parfois un peu dans les émotions, mais il reste finalement très mental. Je vois des comédiens s’agiter sur scène, mais sans vraie conscience de leur corps. Et depuis quelques années, il y a une évolution ; pour moi le Théâtre du Radeau, c’est comme de la danse, c’est un art total qui ne se limite pas à la définition du théâtre. Je me moque du théâtre en soi ! Je veux des émotions, des vertiges, que l’être soit convoqué dans tous ses sens... Considérer ces choses permet d’exprimer une autre forme de sensibilité. Des corps ensemble au service d’une histoire, ça raconte quelque chose, c’est une forme de poésie. Chorégraphique ne veut pas dire faire les mêmes mouvements en même temps, mais que tout le monde ait conscience de ce qu’il se passe et de ce qui est en jeu.
Nous travaillons aussi beaucoup sur comment générer des gros plans ou des champs contre champs. C’est facile en bande-dessinée, mais nous avons dû le questionner au théâtre. Les comédiens doivent comprendre la partition de l’autre pour savoir à quel moment ils peuvent compléter, et ne pas se perdre dans des détails ; comment chercher l’essence d’une histoire, l’essence d’un être. Et alors, la chorégraphie, les corps parlent parfois mieux de l’inconscient que les mots. Un écrivain de théâtre n’a que les mots, il peut user des didascalies à n’en plus finir, ce qu’a fait Beckett magnifiquement. Mais souvent, nous n’avons pour travailler, que les mots, comme la pointe d’un iceberg, pour retranscrire tout l’inconscient d’un auteur, et tout ce qu’il voulait dire au-delà des mots. Comment ne pas se contenter de n’observer que la pointe de l’iceberg, mais bien tout ce que l’auteur voulait dire au-delà de ces mots, de ces « pensées » ou « idées » ? Est-ce que le propre de toute forme d’art n’est pas justement de révéler l’invisible à travers le visible ?
K. L.-B. — L’abandon, la quête de soi, la brèche... Des questions universelles que vous traitez avec indulgence et justesse. La poésie et le jeu permettent la compréhension et l’acceptation. Comment travaillez-vous ces émotions avec tant de douceur là où d’autres les traiteraient avec pathos ou avec violence ?
D. R. — Une question que nous n’avons pas évoquée, c’est la place du spectateur : comment lui laisser la place de vivre les choses ? Cela peut être en accélérant parfois exagérément des moments pour mieux s’arrêter. Toute une part du travail est fournie par l’attention des spectateurs. Nous ne prenons pas forcément le temps de nous connecter à notre sensibilité dans la vie de tous les jours, je crois que nous ne sommes jamais assez sensibles et que les moments où nous abandonnons nos carapaces sont vraiment très rares. J’aime cette phrase qui dit que pour jouer, il ne faut pas se mettre une peau mais s’en enlever une. Il faut essayer de faire résonner cette quête chez les gens...
Nous ne pouvions pas être vulgaire ni agressif avec cette œuvre de Taniguchi. Est-ce que nous avons besoin de ça aujourd’hui ? On sent trop souvent un besoin d’efficacité agressive, une obligation d’impact. La publicité a ce but précis : nous devons acheter la chose. Il faut essayer d’autres biais plus poétiques pour essayer d’accéder à des zones plus vastes et plus mystérieuses. Pendant la création de Quartier Lointain, on pensait parfois que ce n’était pas utile de rajouter des couches. Il y a déjà assez de violences policières ou administratives, assez de mensonges et de manipulations, nous avions envie de sortir de ce mode de communication. Comment rejoindre une humanité, un espace à respirer, à rêver, et dire qu’il est possible de faire confiance à l’être humain ? Les simplifications auxquelles les téléfilms nous confrontent sont des mensonges, l’être humain n’est pas comme ça. Tout est à requestionner en permanence, mais si on le dit en étant frontal, ça ne fonctionne pas.
K. L.-B. — La musique est plus qu’un accompagnement sonore, c’est un élément du décor à part entière : il y a la présence des deux musiciennes directement sur la scène, et il y a la matérialité même du son, comme le martèlement répété de la machine à coudre, ou le couic de cette simple roue censée représenter à elle seule le fauteuil roulant de la grand-mère... Comment travaillez-vous cette dimension sonore ?
D. R. — Toujours de manière empirique. Nous nous posons souvent la question de savoir comment le cinéma traiterait habituellement telle ou telle scène. L’utilisation de la musique est un contre-point, une façon d’ouvrir d’autres portes et de servir la globalité du propos qui est autant visuelle que sonore. Par exemple Godard raconte plein de choses qu’on ne voit pas avec ses bandes sons. On peut voir la musique comme une manière de faire exister les silences, les compositeurs japonais travaillent d’ailleurs ainsi : la musique doit faire ressortir la qualité du silence, faire apparaître ce qui est là, cela pourrait être une définition de la mise en scène. L’être humain est vaste et mystérieux, et nous n’y avons pas forcément accès, à cause de toutes les barrières que nous mettons. Comment les franchir ? Certains sont plus sensibles au visuel, d’autres à la musique, et certains peuvent être laissés sur le carreau si nous ne travaillons pas tous ces aspects.
Toujours pour apprendre des différents arts, travailler avec la musique c’est essayer de construire un langage le plus riche possible. Quand les musiciennes jouent sur scène, elles construisent avec les comédiens. Si on avait enregistré des bandes son, elles auraient toujours exactement le même rythme, la même intensité, alors que là, plutôt que de respecter un top départ, elles modulent selon les représentations. Je demande à tous les « performeur » de refaire chaque soir l’effort de découvrir le moment juste... On sait que le spectre sonore travaille sur le spectateur.
Parfois les musiciennes entrent sur le plateau pour augmenter la masse de corps. Cela renforce l’idée de « groupe » et cette humanité, la présence et l’absence, l’existence du cadre et le hors cadre, l’imaginaire, toutes ces choses qui ne sont pas forcément visibles à l’œil nu, toute cette part qu’on ne voit pas. C’est un cadre scénographique, un peu comme un tunnel qui s’ouvre, qui représente tout ce à quoi Hiroshi n’a pas accès, mais il commence petit à petit à voir plus large et à comprendre plus.
K. L.-B. — La scène la plus pesante dans sa forme est peut-être celle du retour : tout est chamboulé, le procédé de projection filmé en direct, le renversement de l’image, le mouvement torturé des comédiens, cette musique qui devient pesante... Tout s’accélère jusqu’à la folie, puis silence ! Juste une complainte à deux voix, de plus en plus faible, comme un gémissement... Pouvez-vous parler de ce retour qui paraît plus dramatique que le départ ?
D. R. — Fuir est toujours plus facile que revenir. J’aime le terme de revenir comme revenir à soi, à ce que l’on est profondément, et non pas dans toutes ces constructions identitaires que nous nous faisons. On peut lire cette histoire comme quelqu’un qui a basé sa construction identitaire sur des images préfabriquées qu’il avait de son père. Avait-il bien vu son père ? Était-il suffisamment ouvert pour le comprendre ? Il s’est construit sur un leurre et il commence à comprendre qu’il avait enfermé son père dans une image. L’être humain a toujours des zones à explorer en lui-même, et c’est le but de son voyage, de son rêve ou de son cauchemar. Cette ivresse avant le retour, c’est le moment où il quitte le monde de l’enfance qu’il s’est recréé. Est-ce dans sa tête ? Ce n’est pas défini dans la bande-dessinée. Est-ce que Taniguchi se dit qu’il doit terminer cette histoire et déposer la nostalgie de son passé, qu’il revienne à lui pour faire le bilan ? Cela représente finalement assez bien le but d’une création où tout se mélange et où l’on doit revenir à la complexité étourdissante — ou à la simplicité évidente — du présent et de la réalité.
K. L.-B. — Ce tourbillon m’a évoqué un accouchement, c’est violent, dans la douleur, juste avant le silence, l’apaisement. Est-ce une renaissance ?
D. R. — Il faut un certain dépassement intérieur pour parvenir à une compréhension. Il faut faire une révolution de soi-même, faire le tour de soi-même. Nous avons eu l’occasion lors d’une rencontre, d’avoir une analyse du spectacle par un psychanalyste et c’était vraiment passionnant. Toute cette histoire peut être vue comme un parcours psychanalytique : « Si tu pouvais être à la gare au moment où ton père s’en va, que crois-tu qu’il te dirait ? Que lui répondrais-tu ? Et que répondrait-il à ce que tu lui as répondu ? »
Cette histoire est vue à travers les yeux et les fantasmes d’Hiroshi. Certains m’ont dit par exemple que la mère acceptait avec fatalité... Ça peut être vu ainsi, ou comme Hiroshi construisant sa mère le vivant ainsi. Nous ne saurons pas comment elle l’a réellement vécu, c’est l’image qu’il construit dans son rêve. C’est également une des raisons pour lesquelles tous les personnages sont avant tout des Hiroshi qui vont prendre la figure de la mère, de la grand-mère... Si je vous demandais de jouer votre mère, vous joueriez le rôle avec tous les préjugés que vous avez d’elle, alors que dans le fond, elle vous sera toujours inaccessible. C’est une façon d’emmener les spectateurs dans cette lecture possible, mais je ne veux pas qu’ils le fassent de manière cérébrale, ou alors après-coup s’ils le veulent. J’aime qu’un enfant puisse voir le spectacle et y entrer totalement, et en même temps qu’il y ait une cohérence de lecture pour un adepte de la psychanalyse, ou qu’un adolescent ou quelqu’un de plus âgé s’y retrouve. J’aime qu’il y ait différentes manières de lire l’œuvre, que l’on puisse la recevoir de manière directe, et qu’il n’y ait pas d’entrave à une lecture polysémique si l’on désire creuser plus. Le terme polysémique s’applique souvent au théâtre et je cherche à ce que les comédiens ne jouent pas que le sens premier d’une phrase, ils doivent faire entendre tous les possibles d’une phrase sans faire la démonstration de leur intelligence. Cela doit être direct, sans fermer les sens, sinon comment les spectateurs pourraient les ouvrir ?
J’ai compris avec Claude Régy qu’il ne fallait pas reproduire la forme, mais ouvrir les sens et donner de l’espace aux spectateurs. Prenons cette phrase, « la chambre de mon enfance » : si le comédien joue la chambre de son enfance, ce ne sera qu’une chambre. Alors que s’il la joue avec de l’espace possible pour l’imaginaire des spectateurs, chacun peut y voir sa propre chambre. La forme n’est pas intéressante, elle n’est qu’une porte d’entrée.
K. L.-B. — Ces tissus blancs au début et à la fin de la pièce, mystérieuses enveloppes mouvantes, émouvantes, douces et un peu inquiétantes à la fois... — presque abstraites, comme des métaphores du temps et de la conscience — sont deux images sont très poétiques, très fortes. Pouvez-vous en parler ?
D. R. — J’aime que l’on comprenne qu’il n’y a pas un sens mental à chercher, mais une invitation à aller dans le sensible, dans une poésie contemplative, dans une émotion visuelle. Ce ne sont pas des images que nous construisons mentalement au préalable, mais des choses qui viennent en essayant avec différents matériaux qu’on récupère à gauche à droite. On trouve un vieux tissu qu’on essaie de suspendre puis on se demande qu’est ce que cela raconte ? Est-ce pertinent ? quelle est sa bonne couleur, sa bonne taille, sa bonne forme... Pour moi, c’est quelque chose qui suspend le temps et qui met les spectateurs dans une certaine qualité d’écoute. Je relie ces deux images car ce grand carré blanc du début prend tout l’espace, et à la fin, c’est un mur constitué de carrés blancs, de simples feuilles de papier A4 scotchées sur un tissu : un problème qui peut occuper toute la tête peut finalement trouver sa juste place, sa juste mesure. C’est une lecture possible...
J’aime aussi véhiculer l’idée qu’un bon spectacle n’est pas une histoire d’argent, que le décor ne coûte pas cher, que nous faisons avec ce que nous avons sous la main avec de la récupération et de la transformation. Notre travail n’est pas quantifiable et ça inquiète beaucoup les autorités subventionnantes qui ne comprennent pas, par exemple, que le travail intellectuel et sensible de notre dramaturge est très difficilement justifiable, tandis qu’un décor peint ou construit est concret, il est visible. L’invisible n’est pas facile à rendre compte auprès des financeurs.
Je dis souvent que si nous augmentons le temps des répétitions, nous pouvons alors faire des décors pas cher du tout, mais que si nous avons peu de temps, il faut penser et construire le décors avant, il va coûter cher, nous n’en utiliserons sûrement que la moitié et c’est de l’argent perdu.
Il faut voir aussi que l’argent investi dans la culture rapporte de l’argent à terme, car il donne envie de bouger, de faire des choses, il génère des nuits d’hôtel, des sorties au restaurant et des voyages pour nous, et le public aussi sort manger ou boire un verre. Les gens goûtent ce lien, ils sont actifs, curieux. Et surtout, cette part de poésie que l’art amène, peut-être invisible, fait un bien fou à l’être humain. Que deviendrait-on si l’on interdisait la musique ou la poésie ?