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Entretien - Photographie
Laurent Millet
Entretien avec le photographe Laurent Millet réalisé par Arthur Kopel et Karen Lavot, le 22 mai 2008.
Consultez également notre "livre-exposition" publié dans la galerie : Laurent Millet, L’Emphase du diaphane
Arthur Kopel — vous avez commencé la photographie par quelque chose qui ressemble à ce qu’était le calotype.
Laurent Millet — Les premiers calotypes que j’ai vus étaient dans l’atelier de Jean Dieuzaide. J’ai eu une fascination pour cette image, par l’épaisseur du document, sa patine, la matière qu’il pouvait avoir, les irrégularités du développement, le ciel qui était artificiellement noirci à l’encre pour qu’il soit parfaitement blanc sur le tirage, cette façon dont la matière de l’image se confondait avec le sujet qu’elle représentait. On ne savait plus quand on quittait la surface pour entrer celle du bâtiment représenté. À ce moment-là je ne savais pourquoi, mais ça m’a complètement fasciné.

A. K. — Dans une de vos vidéos, vous avez filmé un papillon et ses ailes se comportaient comme un obturateur. Pourriez-vous rappeler ces circonstances ?
L. M. — Souvent je comprends après coup ce que je fais. Ce sont ces circonstances qui font que j’ai une attirance, un enthousiasme ou une répulsion pour quelque chose. Je fais mon métier de photographe. Je capte la chose... et je comprends après ce qui se passe. En l’occurrence, l’histoire du papillon c’était ça : j’avais une caméra dans les mains. À ce moment-là j’étais parti dans un ensemble de petits films qui, une fois rassemblés allaient devenir « Le Miroir des simples âmes ». Donc, je suis devant une fenêtre, il y a ce papillon merveilleux qui est contre la lumière, en butée sur la vitre, qui essaie d’aller dehors. Je me mets à le filmer, en le suivant, comme ça. Et rapidement je me rends compte que les belles couleurs du papillon ne passent pas parce qu’il est totalement à contre-jour. J’ouvre le diaphragme de la caméra, et les couleurs du papillons apparaissent. Mais le paysage qui était derrière lui disparaît, puisqu’il est évidemment bien plus éclairé que le papillon. Je fais cette vidéo comme ça, avec ce papillon qui volette sur ce fond blanc. Et puis, rentrant chez moi quelques temps plus tard, comme cela arrive parfois avec des vidéos que je trouvais particulièrement belles et très picturales, je la regarde image par image. Je me rends alors compte que quelque chose est visible derrière le papillon, c’est en fait la forêt, floue, qui était derrière la fenêtre et qui, avec la surexposition, avait disparu. Je me rends compte que le papillon est non seulement le sujet que j’avais choisi en photographie, mais qu’il est une sorte d’instrument optique : la surexposition, ce trop plein de lumière, est compensée par ce battement d’aile qui empêche la lumière de passer. L’un et l’autre s’équilibrent de telle sorte que la forêt, bien que floue, bien que très peu visible, existe en tant qu’image derrière le papillon et grâce à lui.
A. K. — Dernièrement, vous avez fait une série de boîtes à nuages où vous semblez essayer de mettre quelque chose de totalement immatériel à l’intérieur d’une boîte. Cela rejoint pour moi l’idée de la photographie, et l’idée de quelque chose d’immatériel — un nuage, une image — qu’on essaie de capter...
L. M. — Au moment où j’ai fait ça je réfléchissais juste en terme d’architecture. La capture — capturer quelque chose — d’une image qui semble une chose alors que la réalité en dit une autre. L’image est faite de cette tension : l’écart entre les deux. La série s’appelle La Nuée, le titre est venu après. J’ai trouvé ce passage dans le Livre des Nombres, où il est dit que le peuple des Juifs suit le nuage et plante la tente de la rencontre sous le nuage, sous la nuée dans laquelle est Dieu. Ce texte est très beau à cause de la syntaxe biblique, de la répétition... : chaque fois que le nuage se déplace, on se déplace, on déplace la tente, mais aussi la tribu avec. Là où s’arrête le nuage, là s’arrête la tribu. Il y a un lien entre la structure de la tente dans laquelle on vit et le nuage. L’un est asservi à l’autre. Quand l’un s’arrête un jour, on s’arrête un jour. Quand il s’arrête un an, on s’arrête un an. Et si un jour il se déplace, alors on déplante tout et on suit le nuage.
A. K. — Ce déplacement de la tente me fait penser à ce qui se passait au XIXe siècle quand est apparu le collodion humide, on déplaçait aussi la tente, le laboratoire, pour révéler, pour développer. On a l’impression que, bien que les choses ne soient pas perçues au moment où vous les faites, tout est logique. Vous travaillez sur le calotype, sur l’origine de la photographie, et avec la boîte à nuage on rejoint encore l’histoire de la photographie. A chaque fois vous expérimentez l’image au plus profond d’elle-même tout en gardant quelque chose qui est de l’ordre : je capture une image, je capture un nuage...
L. M. — Mais c’est les deux ! J’ai l’impression parfois que des sortes de symboliques s’imbriquent... Ce que vous dites de l’histoire de la photographie, on pourrait dire qu’in fine elle relie les choses entre elles et me poursuit, et ça place l’image en tant qu’objet au centre de tout ce que je fais. Ce qui est vrai, c’est l’image pour elle-même, pour son histoire, pour sa matérialité...
Quand j’ai commencé à travailler sur le nuage, je cherchais en fait des sujets qui pouvaient, dans leur structure, être amenés à des principes qui sont ceux qui gouvernent la formation d’une image : l’accumulation de points. Dans sa structure l’image peut être amenée à une chose : le grain de sable. Pour moi, une image réussie c’est une image qui, dans sa structure, fait écho à la structure de la chose qu’elle représente et qui a des points communs dans sa structure intrinsèque. Par exemple, les négatifs des Petites machines littorales, ou toutes ces séries que j’ai faites avec les calotypes, étaient exposés avec des temps de pose très longs et des temps de développement très brefs. Ces temps de développement très brefs faisaient qu’il y avait des irrégularités qui sortaient dans les négatifs, qui apparaissaient, qui étaient créées par l’action du produit qui était mal réparti, dont l’action était très rapide. En fait, je me suis rendu compte que les rythmes qui étaient créés dans la bassine quand on développe étaient finalement extrêmement similaires, ils répondaient aux même lois de la physique que les rythmes d’eau qui entouraient les objets que je photographiais. Il y a là des choses qui se répondent comme ça. Quand je faisais ces images, j’aurai voulu que ma photographie ait l’épaisseur du paysage que je photographiais. Finalement, en procédant de la sorte, je reproduisais, en microscopique des petites choses qui se passent aussi dans les paysages. Et c’est ça qui faisait que la photographie sortait comme elle sortait.
A. K. — Pour ça, les contacts étaient importants ?
L. M. — Pour qu’il y ait vraiment une continuité matérielle entre la chose que j’avais photographiée et la chose que je restituais. L’objet de ma pratique, quand je construis des choses dehors, n’est jamais de garder l’objet, ni de montrer cet objet comme ça. Il est construit pour la photographie, et finalement, pour mettre en valeur, d’une certaine façon, le paysage. L’objectif c’est de faire une photographie qui nous fasse croire que c’est un paysage.
A. K. — Vous disiez que vous ne saviez pas pourquoi vous faisiez des images au moment où vous les faisiez, et que vous compreniez après...
L. M. — Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je remarque que souvent, quand je me dis que je vais travailler sur un sujet, les choses ne se passent jamais comme j’en ai envie. Je ne suis pas capable de conceptualiser une chose jusqu’au bout, je ne maîtrise pas du tout les paramètres. Quand je pars faire ma prise de vue, il y a des paramètres qui interviennent et qui me dépassent, que je n’arrive pas à gérer. Du coup, mon projet dérive tout le temps. C’est pour ça que je ne comprends pas vraiment. Alors je mets un cadre de travail en place, et puis ça dérive un peu. En fait, je ne suis pas quelqu’un de très insistant, c’est-à-dire que soit ça marche tout de suite, soit ça ne marche pas. Je ne crois pas que je sois capable de conceptualiser quoi que ce soit. Je crois à un mode de vie - il ne faut pas se méprendre sur le terme - vertueux, par rapport à ce qu’on est soi-même. Il y a des choses qui complètent et des choses qui fragmentent. Je crois que quand on s’installe dans un certain mode de vie et qu’il y a une certaine vigilance, une certaine complétude, il y a des choses qui se répondent, et puis les choses s’installent. Il n’y a pas besoin d’avoir une emphase du mental pour être dans les choses avec lesquelles on se reconnaît, et qui se construisent avec une certaine forme d’harmonie. Ça part d’une volonté d’être soi, petit à petit, les choses se mettent en place.
A. K. — Dans votre série Les Tempestaires, il se passe des choses qui ont trait à certaines légendes, sur des évènements météorologiques. C’était dans votre esprit avant de commencer cette série ou l’avez-vous découvert après ?
L. M. — Il y a eu un moment où construire des choses était devenu très difficile. J’avais assez peu de marge de manœuvre dans les lieux possibles de construction et dans le temps possible pour construire (par rapport à la météo simplement). Il y a eu un moment où j’ai réduit le format des choses que je construisais. J’ai également changé les endroits où je les photographiais... Ça a fini par être sur les murs de ma maison. Et à un moment je me suis dit que j’avais un peu envie de m’arrêter de construire, du coup j’ai empoigné la caméra vidéo que j’avais depuis un an chez moi et j’ai commencé à faire un certain nombre de captations, comme ça, dans mon village. Elles sont pour moi des sortes d’épiphanies. Conjointement, en photographie, je me suis mis à travailler sur des approches où, même si je construisais quelque chose, c’était plus une situation, un mouvement, quelque chose de bref, une action, au lieu de poser, de planter, de tendre et d’empêcher que ça bouge. J’étais passé à un rapport au temps qui était différent, il fallait que ça bouge.
Je me suis mis à essayer d’être beaucoup plus à l’écoute de ce qui m’entourait. Cette approche avec la caméra vidéo m’a vraiment amené au contact des gens que je connaissais, dont je savais ce qu’ils faisaient, mais que je n’avais jamais regardés pour eux-mêmes. Je les avais intégrés, j’avais pris ce qu’ils étaient, ce qu’ils paraissaient être, et j’avais construit comme eux des cabanes, j’avais fait des pièges. Je suis retourné vers eux pour faire quelques images ou les filmer. Je me retrouvais face à des choses un peu brutes, qui me plaisaient beaucoup... Je me disais : « c’est quoi ? Je ne suis pas un reporter, qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce que je vais chercher là-dedans ? » Il y avait des images qui me plaisaient, d’autres qui ne me plaisaient pas. Je me demandais ce que j’allais chercher. Finalement, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait, c’était la façon dont les gens vivent avec les images, comment ils vivent leur présence à l’environnement, à leur territoire.
A. K. — Dans Les Tempestaires vous êtes parti d’une légende populaire.
L. M. — On prêtait crédit à certaines familles, jusqu’au début du vingtième siècle dans l’ouest de la France, de pouvoir créer des tempêtes ou des orages en frappant la surface de l’eau, durant la nuit, avec des bouts de bois et en hurlant. On les appelait les Grêleux. Ils frappaient l’eau à plusieurs, les gouttes montaient au dessus de leurs têtes. Le lendemain, quand le jour se levait, ils avaient la capacité d’envoyer les nuages qu’ils avaient créés sur des villages. En général on les payait pour faire ça. Ils envoyaient ces tempêtes, ils détruisaient des récoltes. Un village avait une calamité et pas celui d’à côté, on disait que c’était les Grêleux...
A. K. — Quand vous faisiez vos séries, vous construisiez des objets qui n’avaient pas de sens fonctionnel. Qu’est-ce qu’ils vous apportaient dans votre rapport à l’image ?
L. M. — Ils avaient un sens visuel. C’étaient des objets sur lesquels on pouvait se méprendre. C’était un petit jeu en sorte. Ils reprenaient des codes, ils jouaient avec l’apparence d’en avoir un. Même des gens qui passaient à côté de moi, certains pêcheurs professionnels, croyaient que c’était un dispositif de pêche qu’ils ne connaissaient pas. C’est normal, je reprends les même matériaux qu’eux. En fait, il y a beaucoup d’images qui ont été faites sur l’étang de Leucate. Sur les bords, qu’est-ce qu’on trouve ? Des piquets qui viennent de la vigne ou du parc ostréicole, des ronds de tonneaux, du fil de fer et des cailloux. Les pêcheurs et les ostréiculteurs s’en servent et les ordonnent de façons différentes. Quelque part il y a une familiarité entre ces objets, les fils tendus sur des piquets de vignes, sur le bétons des parcs ostréicoles. Construire avec ces matériaux ? Je me contentais de les réordonner. Pour moi c’était en même temps le plaisir de récolter ce que j’avais vu et celui de reconstruire à ma façon. Mais la plupart des gens qui passaient, ou les villageois, ne connaissaient pas les trucs de l’histoire de l’art qui me plaisaient et qui sont le fruit des observations que j’ai faites et que d’autres — Calder, Miro... — avaient déjà transcrites en langage plastique. Moi, je travaillais sur la synthèse que les artistes avaient faite et directement sur les objets que les gens de la campagne pratiquaient. Je les mettais dans leur contexte d’origine, qui est le bord de l’eau, le bout du rang de vigne, la petite conche à côté...
A. K. — Il y a une notion ludique dans l’élaboration de vos images...
L. M. — C’est un jeu, mais ce terme est un peu bizarre, parce que je déteste perdre, je déteste ne pas arriver à faire ce que je veux. Ce sont des jeux mais il y a toujours une grande tension. Je ne m’en rendais même pas compte. Ce sont des gens qui m’ont vu travailler un jour, qui m’ont dit après : « Ah la la ! Il avait l’air tendu ton truc, tu avais l’air énervé ! ». Et c’est vrai que je suis tout le temps énervé quand je fais ça. Parce que la marée monte, et je suis là, et un truc tombe... Il y a beaucoup d’enjeux et si ça rate... Je me dis que ce n’est pas possible... Il ne faut pas que ça rate ! Et si une image fonctionne, c’est que c’est justement sur le point de rater. Mais pour moi ce n’est pas admissible que ça puisse arriver, cette chose-là ! Ça ne peux pas rater ! Si ça ne tient pas, ça me met dans une rage, dans une colère ! Mais qu’est-ce qu’on peut faire contre la marée qui monte ?
A. K. — Vous me montriez la photographie d’un squelette d’oiseau, et vous parliez de l’idée du cadeau. Quelque chose qui arrive rarement.
L. M. — Ces choses vertueuses qui adviennent au détour d’une promenade... Je crois assez à la promenade. Il y a peu de temps, je lisais Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, de Quincey, qui fait l’apologie de la promenade quotidienne chez Kant... évidemment c’est une image d’Épinal du philosophe. Mais cette promenade qu’on fait tous les jours, où on ne voit jamais la même chose si on est un peu vigilant, est quelque chose qui a été vraiment très important dans toutes ces générations de travaux, surtout en vidéo... Toutes ces choses que j’ai ramenées, qui m’ont plues, imprévisibles, et qui advenaient dans un périmètre vraiment quotidien... Cet oiseau fait partie de cela. Ce jour-là j’avais prévu de faire une autre photographie, en vidéo. Cette prise de vue était longue, et je m’ennuyais en attendant que cela se fasse. Je regardais mes pieds dans la rivière où je filmais. Je trouve ce minuscule squelette d’oiseau. Il lui restait une aile. Il n’était pas plus grand qu’un doigt et quand je l’ai sorti de l’eau, j’ai craint au départ qu’il ne se disloque, mais les tendons étaient encore en état. Je l’ai sorti et je l’ai regardé. Je trouvais ça assez incroyable. Quand je l’ai remis dans l’eau, une bulle d’air s’est coincée dans son crâne.. Juste une petite bulle... Il s’est mis à flotter. J’ai pris ma caméra et me suis mis à le suivre dans ses pérégrinations au fil de l’eau. Je créais de petits courants, ou bien je le laissais partir dans ceux de la rivière. J’ai regardé les bandes et j’y suis retourné le lendemain. J’ai remis l’oiseau dans l’eau encore, et tout de suite j’ai vu que ça recoupait plein de choses que j’ai toujours trouvées très belles sur les histoires du pré-cinéma, avec les spectacles de fantasmagories, l’anamorphose... parce que l’oiseau, évidement, de la manière dont je l’ai filmé de l’extérieur de l’eau, est dedans, se déforme... Il y a des reflets à la surface de l’eau avec la partie qui émerge de son crâne qui s’anamorphose en se reflétant... — les peintures de vanités ! — cet oiseau a une grande souplesse, une grande élégance dans sa façon de se mouvoir... Forcément, les tendons sont là, donc les mouvements sont les mêmes qu’avec le vivant sauf qu’il n’y a pas le moteur. Le moteur a été remplacé de façon très douce par le courant de la rivière. Au fur et à mesure que je travaillais au montage sur cette vidéo, je me suis rendu compte que c’était vraiment l’esprit de la rivière, comme dans certaines croyances. L’esprit d’une chose très grande, d’une chose très puissante, comme le sont les rivières, les nuages, l’air ou la terre. Ce sont des choses qui peuvent être toutes petites, qui sont cachées dans un coin et qui ramènent avec elles des principes fondamentaux. Et cet oiseau qui dérive est devenu un peu comme l’équivalent d’Ariel dans La Tempête de Shakespeare, qui, sous les ordres de Prospéro, contrôle la tempête et la fait sortir quand il le demande.
A. K. — Vous évoquiez une très grande frustration : votre tentative d’essayer de transformer l’image en la chose.
L. M. — C’est la minceur de la photographie. Elle existe pour elle-même, mais par rapport à ce qu’elle nous montre, c’est une déception immense. Plus ce qu’on voit dedans est beau, plus la photographie, quand on la touche, est décevante.
A. K. — C’est ce qui vous a amené à Lucrèce ?
L. M. — Il y a une sorte de peur... il le dit lui-même : pour faire boire le lait un peu amer, de la science, il voit la poésie comme un miel qu’il met au bord du verre. Je ne sais pas si c’est par rapport à l’image, mais il y a un sens de la peur et du vide, de la peur face au vide chez Lucrèce. Cette histoire des atomes : il y a ceux qui s’accrochent et ceux qui errent dans le vide, sans pouvoir s’agglomérer à d’autres. Il parle de la dislocation, de l’errance des atomes qui ne s’accrochent pas aux autres. C’est effrayant ! Mais il dit cela d’une façon merveilleuse.
Après, il y a l’idée du simulacre. Je vois ça comme une sorte de remède. Finalement, il y a d’un côté cette peur face au vide - quand on regarde les étoiles, la nuit, c’est magnifique et effrayant ! - De l’autre côté, on est touché par cette lumière des étoiles, c’est un des innombrables simulacres qui émanent de la surface et de la profondeur des choses et que les êtres intègrent, selon Lucrèce. Cette idée que les corpuscules, envoyés par les choses, entrent par les yeux et se mélangent aux corpuscules qui composent le cerveau : on est ce qu’on regarde ! Je trouve cette croyance merveilleuse... Je ne sais pas si lui l’aurait formulé ainsi, mais cette rêverie sur la matière de l’image est contaminante, est active, est réfléchissante... Ça donne finalement une sorte d’épaisseur à l’image, alors que l’image en est privée.
A. K. — Quand vous passez du « calotype » à la vidéo, vous évoquez la rupture de continuité avec le numérique.
L. M. — C’est un peu dommage. Je fais quand même des choses, et j’ai beaucoup de plaisir à travailler avec la vidéo. C’est vrai que cette histoire de la continuité du contact lumineux entre les choses est rompue pour le moment. Il paraît que bientôt les images seront composées de matière vivante... On reviendrait à une continuité qui serait encore plus intéressante, plus intense, que celle qu’on avait auparavant avec la continuité chimique des choses. Cette idée, je la trouve absolument merveilleuse.
A. K. — Et la question de la modernité de votre travail vous pose problème...
L. M. — Ah oui ! Cette série des Petites machines littorales qui est justement la moins moderne dans son apparence, me comble dans le rapport charnel qu’elle a. Elle est la plus marquée par l’histoire de la photographie, la plus marquée par le médium.
Au début, quand j’ai réalisé ces premières images, elles m’ont totalement comblé. Je ne sais pas si ça m’est arrivé deux fois dans ma vie : pendant quinze jours, j’étais heureux... j’ai trouvé tellement merveilleux que cette chose soit arrivée ! Ce que j’entrevoyais en regardant cette première image, c’est tout ce qui pouvait advenir ensuite.
J’ai envie de vivre de mon travail. Je vis dans une certaine époque, j’écoute des gens... Mais ça me tracasse : pourquoi je fais des choses qui ont l’air vieilles ? Pourquoi je n’en fais pas qui auraient l’air d’avoir été faites aujourd’hui ? Il y des moments où cela m’est égal, et d’autres où j’ai envie d’avoir des choses qui ont l’air d’être faites maintenant.
Ce sont des temps qui se croisent. Sûrement que ce rapport au passé, à la technique du passé, n’est pas négligeable... Mais je n’ai pas trouvé une technique moderne qui me donne la même satisfaction, et qui me permette d’avoir ce rapport avec cette épaisseur de l’image, ce rapport au temps, avec les poses lentes...
A. K. — Vous pensez donc que vos images ne sont pas dans la modernité ?
L.M. — Si, dans le rapport à l’image elle-même, dans le rapport à l’objet qui est dedans. Mais quand on regarde cette image rapidement, on ne la perçoit pas comme moderne, à mon sens... pas tout de suite.
A. K. — Dans les Tempestaires, il y a dans l’eau un drap qui devient un bloc de lumière, un bloc d’ombres d’ondes, presqu’une pierre... Vous parliez des plis des draps par rapport à quelque chose de votre passé.
L. M. — La photographie et le passé...
Il y a tout un certain rapport avec la photographie que je ne peux pas avoir, parce que pour moi c’est trop difficile, ça me plonge dans une tristesse immédiate et dans quelque chose que je ne peux pas surmonter. C’est donc pour ça que j’en suis venu à faire des images où il est question d’un passé qui ne me concerne pas directement.
Dans le film Jour après jour, Jean-Daniel Pollet termine sa vie à Avignon, très malade, et il fait des photographies de son environnement quotidien, sans misérabilisme. Autour il y a la vie, les chats, la vie qui s’en va, et la vie est très belle. Il y a ce type qui s’en va, les choses qui s’en vont...le rapport intime à la disparition m’est encore bien trop difficile pour que je puisse le traiter dans ma vie professionnelle. C’est un accès aux êtres humains et je n’ai pas envie d’exister à travers des choses qui me rendent triste. La disparition est trop difficile, alors je construis. La photographie, aussi, aide à palier à la disparition, il y a un double jeu, elle sert à préserver... Enfin, je crois...
L’écho à une douleur, c’est la déception de l’image. Je me suis beaucoup penché sur ce corps de l’image qui est décevant. En même temps, en se penchant sur cette douleur, on se heurte forcément à un mur.
Vous pouvez voir d’autres photographies de Laurent Millet sur son site personnel : www.laurent-millet.com